Qu’il leur faut relire le livre, il y a comme des pages qu’ils ont
sautées.
Qu’une population, c’est des êtres humains, pas une monnaie d’échanges.
Que leur réunion à Kampala ressemble à une grosse farce, pour preuve
Paul n’a pas daigné se déplacer en personne et a envoyé sa Louise des affaires
étrangères.
Que la déclaration du clan Joseph d’« écouter, évaluer et prendre
en compte les revendications légitimes » est tout simplement incroyable… sinon
les fonctionnaires devraient créer un SI72 – le mouvement des 72 mois de
Salaires Impayés…pour qu’on les écoute eux aussi, qu’on évalue et qu’on
prenne en compte leurs revendications légitimes : charges familiales,
épouse et enfants, loyer, électricité, scolarisation, prime d’ancienneté de
service, vacances dues, etc. Qu’on ne discute pas avec ceux qui font du mal à notre chair et à notre
sang, à ceux qu’on aime, ce serait leur donner un pouvoir de légitimation… on
leur règle juste leur compte et ça c’est justifiable dans toutes les cours de
justice du monde, même chez Obama – surtout chez Obama.
Au lieu de ça, non. Ils discutent, lui négocie, fait le fier et sa photo
fait les unes du monde entier ou presque. Une amie québécoise, en voyant parler
du Congo trois jours d’affilée au journal Métro de Montréal me disait :
« Ça y est, il y a assez de morts maintenant pour qu’on en parle
ici… »
Eh oui, avec ses troupes, il a pris la ville de Goma et il en est si
fier… Il peut se targuer d’avoir réussi à passer à la télé rubrique des informations
internationales, et son nom – Jean-Marie Runiga Lugerero - est aussi marqué
dans l’histoire, à côté des autres. Hum ! Triste sort pour le reste de gens, ceux
et celles qui ne font pas partie du mouvement et qui constituait jusqu’à preuve
du contraire la population d’un pays ! Et c’est d’une indécence que de garder
silence…
Tellement cette situation m’énerve, j’ai mis du temps avant de poster
une nouvelle, puis… je me suis dit de juste reprendre cet hommage sous forme de
correspondance à cet être cher, fonctionnaire de l’État à son époque…
Lettre au disparu, à l’absent
Muflor,
Cette année, j’ai envie de me dévoiler un peu plus et leur parler de
toi.
Pour qu’ils comprennent cet attachement qu’ils pensent être une fixation
ou même un arrêt dans le temps, certains même imaginent un refus de vivre…
Aujourd’hui, un « bas les masques » s’impose.
Que je leur dise enfin que ce côté de moi où je prends le temps d’écrire
et d’inventer un monde me vient de toi, et t’écrire aujourd’hui est un hommage…
Comme le fait de vivre, avancer, évoluer, aimer, partager, donner la
vie.
Ta mort fut un abîme, jadis. Désormais, elle est un puits. Une source.
On a toujours tendance à ne dire que du bien de ceux qui sont partis. Et
pour beaucoup, c’est se rattraper sur les ratés et les non-dits.
Toi, Muflor, tu as su me donner une essence, des valeurs, il en va de
soi que je te compte parmi mes muses intarissables. Ce que je suis, je te le
dois.
À quelque chose parfois
malheur est bon…
Les premières années de ta disparition, je me suis souvent demandée comment
j’arriverais à vivre, à tenir le coup, à te rendre ce qui n’appartient qu’à
toi, cet œil, ce dynamisme, cette façon de tout miser sur une détermination, une
certitude, qui faisaient de toi un bosseur, un idéaliste, un battant. Personne
n’a pu t’enlever ça durant ton séjour à l’hôpital. Personne n’a pu t’enterrer
de ton vivant. Personne ne t’ensevelira dans la tombe. Certaines choses ne s’achètent pas. C’est très vrai !
Au début je refusais ton absence et me bagarrais contre elle. Puis, j’ai
réussi à faire la paix avec moi. Ton absence représente maintenant une présence
pour me rappeler que l’histoire a existé, que je viens de quelque part, un
endroit merveilleux, et qu’il me faut continuer ma route moi aussi, jusqu’à mon
arrêt. Forte de cela, j’ai su avancer !
Tes désirs ne rencontraient aucun obstacle. Tu voulais t’extraire de la
réalité, tu pensais que tu avais la vie devant toi, tu étais quelque peu naïf
et d’un idéalisme à couper le souffle, tandis que la société dans laquelle tu
vivais était une vraie jungle. Un nid de vipères, un panier à crabes. Tes
« amis » et « collègues » se servaient dans la caisse, toi
tu espérais voir les mentalités changer. Du coup, tu étais seul à être honnête
autour de la corruption. Ça faisait tâche et c’est toi qui avais l’air anormal…
Tu n’as pas vécu dans la bonne époque que je me dis aujourd’hui… En même temps,
si tu avais fait comme les autres, je ne serais peut-être pas en train de
t’écrire cette lettre…
À quelque chose parfois
malheur est bon !
Ton travail te passionnait, alors que tu semblais indifférent à ton
entourage familial clanique. La famille
manche-longue. Ils venaient sans cesse à la maison réclamer quelque chose, qui
du support, qui de l’argent, qui de l’attention.
Tu n’avais pas le temps… C’est vrai que tu avais du mal à décrocher pour
prendre des nouvelles de ceux que tu aimais. Ils en souffraient. On le voyait.
On ne le vivait pas. Alors on ne s’en plaignait pas. Avec le monde, tu
étais comme caché derrière une certaine difficulté à exprimer tes émotions,
comme si, surtout, tu t’en méfiais. Mais c’est le contraire qui
transparaissait : on te disait autoritaire et je m’enfoutiste.
Tous les jours, j’ai des signes de toi.
Est-ce moi qui les fabrique, ou est-ce ton âme qui m’accompagne ?
De toutes les façons, je suis une partie de toi, c’est un fait.
Je vis, je voyage avec ton absence-présence. Y a des choses que je ne
ferais jamais juste parce que je sais, comme avant, que tu n’aimeras pas. De
toutes les vies sombres qu’on m’a prêtées, je n’ai eu ni le temps ni le loisir
d’aller casser la gueule aux raconteurs. J’ai gardé le sourire – je le garde
encore - jusqu’au bout en me sachant simplement incapable de déshonorer ton
nom… et Dieu merci, ceux qui t’ont connu, qui nous ont connu avec toi, m’ont
fait confiance et continuent de le faire.
C’est de là que me viennent mes pensées, des mots qui se forment dans le
néant de toi. Te retrouver dans une circonstance, une image, un souvenir, une
photographie. Suivre ta trace dans le vécu, les conceptions, les valeurs, la
musique que tu aimais. Me souvenir d’un détail, d’une anecdote, d’une étreinte,
des phrases que tu disais, de tes regards. De la manière dont tu voyais le
monde. Regarder des fois avec tes yeux. Repenser à ton sourire.
Chacun est unique.
Mais toi, tu l’étais encore
plus que n’importe qui, une mélange de force et de fragilité, de douceur, de
violence, de tendresse, d’indifférence, de présence absolue dans une absence
qui pouvait rendre fou. Tu étais imprévu et maniaque à la fois, libre et
attaché, sauvage et docile ; tu pouvais être si tendre et si dur parfois. Je te
vivais comme un génie que rien n’arrête. Tu m’aimais. Et, chaque jour, cela me
bouleversait.
Tu avais un caractère fort, si singulier et si impérieux que personne
n’osait t’affronter. Tu disais toujours ce que tu penses, emballé ou pas. Tu
étais plus dur avec ceux que tu aimais, plus demandant, plus exigeant. Tes
paroles avaient une telle force que tu n’as jamais eu besoin de frapper qui que
ce soit… Tu filais droit vers ton but, sans arrière-pensée, sans retenue.
Tous ceux qui t’ont aimé pourraient faire un portrait de toi, mais pour
te connaître vraiment, il fallait vivre à tes côtés. Tu ne laissais rien
transparaitre de ta vie dehors. Y avait une grosse différence entre dehors et
dedans.
Et tu as su nous aimer tous et chacun sans partage, concentration
maximale sur nos qualités, nos talents… c’est pour ça que ton souvenir restera
toujours une source où aller puiser force et positivisme.
Je parlerai de toi à mes enfants.
Tout le temps.
Tes proches et amis t’appelaient comme ça, Muflor… nous, on t’appelait
juste papa, affectueusement… et Helmut, quand tu n’étais pas là, évidemment.
Puisqu’à notre époque, on vous affublait de tous les noms du genre, c’était nos
codes. Tonton D., on l’avait surnommé Big B. Chez certains amis, c’était pire,
leur père avait hérité le surnom de leur chien de garde, Chic Bill. Il ne
laissait filtrer aucune entrée ni sortie, même de ses propriétaires.
Le plus rigolo, Muflor, c’est que tu savais, qu’on t’appelait Helmut. Maman
dit que tu trouvais ça flatteur. Pour toi, ça renvoyait à une certaine
discipline et un certain ordre que tu avais réussi à mettre en place chez toi…
…Personne ne peut savoir à
quel instant la mort nous emportera…
Alors vivons pleinement et sainement.
Tu feras toujours partie de ma vie, puisque je suis une partie de toi.
Je pense qu’ils l’ont bien compris maintenant. Les gens. Repose en paix !
…Et que tous ceux qui reposent avec toi, là-bas, allez dire à ceux qui
s’amusent à vouloir découper la république, qu’ils feraient mieux de réfléchir
avant, ils ne savent pas ce qui les attend...
On n’est pas des murs, ni des pierres, ni une idée, ni des choses, mais
une population, des personnes vivantes et existantes.
Signé, numéro six